Des volets bleus (début) livres à paraitre

Publié le par Yaacov Ben Denoun Yarcov

Des volets bleus, des murs blanchis à la chaux, des toits en terrasses.

Des ruelles étroites qui léchaient le ciel, un ciel limpide, pur comme un éclat de diamant.

Des pavés inégaux, des rigoles, des marches sur le perron des maisons, des drapeaux.

Mes talons faisaient grand bruit en ce début d'après-midi, silencieux, protégé, accablé par un soleil au plus haut.

J'ai tourné dans une rue à droite, emprunté un escalier, frappé à une porte de bois qui portait en son centre un anneau de métal.

J'ai attendu quelque peu, le temps que la porte s'ouvre, qu'un cerbère aux traits émaciés me demande de rentrer.

J'avais soif, je transpirais, et malgré mon Panama blanc, mon front était parcouru de sillons humides. Quelques gouttes dégoulinaient sur mes chaussures, de pures merveilles, de la croûte de cuir à prix vertigineux.

J'aimais les chaussures. Chez moi il y en avait près de soixante paires: des blanches, des noires, des colorées, des mocassins, des bottines, des pointues, des carrées, des mates, des brillantes. Elles étaient sagement rangées dans un placard de l'entrée, comme des soldats, des figurines. J'étais fier de mon aréopage de talons, de premières, de lacets et de boucles.

J'en étais le gardien exclusif, jaloux, un amoureux transi qui à l'abri des regards ouvrait les portes de l'armoire, et les yeux languides, énamourés, examinait une à une les paires acquises après des années d'achats compulsifs.

J'appréciais ces boutiques, ces étalages en trompe l'œil, ces éclairages valorisants, les coussins de moleskine, et les bancs recouverts de velours pour les essayages. J'aimais les allées droites et chaleureuses, les miroirs rectangulaires posés les uns près des autres pour cajoler le regard et flatter la cheville, ainsi parée de son prolongement naturel, son soulier.

J'ai pénétré à la suite du majordome qui était affecté d'un pas militaire, d'un élan vigoureux.

-Si vous voulez bien attendre, je vais prévenir.

Et il repartit vers les abysses d'un corridor éclairé par des appliques recouvertes d'un tissu ocre qui donnait de la tenue à l'ensemble.

-Si vous voulez bien me suivre…

Je me suis engagé à la suite du valet fort peu disposé à engager la conversation.

Nos pas nous menèrent dans une large pièce, encombrée de bibelots, de tables basses, de fauteuils rebondis et de canapés opulents qui donnaient une tonalité de confort et d'élégance. La lumière se répandait sur les tapis persans. Elle franchissait deux fenêtres larges, cerclées de noir, et obturées par des voilages moirés qu'encadraient des tentures à pompon.

L'opulence était perceptible.

Dans un coin rêvassait un bureau en acajou, aux pieds torsadés, recouvert d'une plaque de verre, qui malgré la chaleur prenait le temps de réfléchir. Il n'y avait pas trace de poussière. Un véritable enchantement.

Le maitre de maison arriva.

-Mon cher Jacob, quel plaisir!

Il était rondouillard, un peu dégarni sur le dessus, et son costume, trop grand pour lui était ouvert sur une chemise dépenaillée qui tranchait fortement avec l'ensemble classieux de son antre domestique.

 

-         Il fait terriblement chaud aujourd'hui dit-il pour s'excuser. J'aurais bien fait un saut à la mer, mais vous savez Jacob les affaires sont les affaires, et comme le dit notre tradition: qui s'achète un serviteur s'achète un maitre. Il ne faut pas en douter. Je suis victime de mes entreprises qui ne me laissent pas beaucoup de temps, et je le regrette.

          Voulez vous boire quelque chose?

Non merci

-          Un jus de fruit, une limonade, de l'eau fraiche?

Non merci, c'est très gentil de votre part.

-         Mon cher Jacob, que me vaut votre visite? Je n'ai guère eu le plaisir de vous recevoir en ce lieu auparavant. Que voulez-vous, les aléas…

"Les aléas", ces mots résonnaient différemment dans ma tête. Ils étaient l'expression d'une distance, d'un éloignement sensés établir une séparation entre les barreaux de l'échelle sociale, tout en préservant l'idée d'une familiarité de nécessité qui ne trouvait jamais sa matérialisation dans la réalité.

Max Cohen était chef d'entreprise, président de communauté, donateur émérite et président d'honneur de nombreuses sociétés d'entraide. Je n'étais que Jacob Dahan, écrivain public, chargé de la culture et de la gestion du quotidien au sein du comité de notre centre: " Le puits de Yossef".

Notre ville n'était pas peu fière de ce centre juif chargé de transmettre les valeurs de la tradition, d'organiser les offices, et de planifier la vie de nos coreligionnaires.

Monsieur Max était un homme important et moi Jacob, je savais toujours où se situait ma place.

-         Je dois reprendre mon emploi, dis-je sans respirer, j'accepterai votre invitation une autre fois.

Monsieur Max se servit cependant un peu d'eau, en renversant une cruche posée près de son bureau, peinte aux couleurs de notre club de sport local: "l'étoile de l'orient".

Bleu et rouge. Notre fanion était célèbre. Il incarnait les valeurs de la sportivité, les rigueurs de l'effort, et la virtuosité de ses joueurs.

L'équipe de football en particulier avait une bonne réputation.

Il ne s'agissait pas de tripoteurs de ballon mais de vrais artistes, des gloires locales qui frottaient leurs pieds à des balles faites de losanges de cuir cousus les uns aux autres, et dont la vessie faisait parfois saillie, provoquant des rebonds imprévus et quelques fois salvateurs.

Le capitaine était Armand Khalifa, un inter droit véloce, de petit gabarit, qui était habitué à hanter les lignes de touche en attendant la passe incisive qui lui permettrait de fausser compagnie à tous les arrières et de mettre en péril l'équipe adverse.

Il était artisan bijoutier, père de famille, notable.

Il dirigeait ses joueurs avec rigidité et les engageait à respecter les temps d'entrainement et les compétitions.

Forts d'une lassitude toute orientale et de réflexes culturels puissants, ils étaient capable d'ôter leurs crampons en plein exercice, pour rejoindre, qui des amis, qui une épouse, qui les accents chatoyants d'une soirée sur la terrasse.

David Chouchana détenait la palme de cette ingratitude sportive.

Sa nature rondouillarde et joviale constituait un sérieux handicap à sa carrière sportive. Il simulait sans cesse un traumatisme, une paralysie soudaine de la jambe, feignait de se sentir mal, de défaillir, et recherchait toutes les excuses qui pouvaient le maintenir éloigné du terrain.

Il aimait cependant le football et était loin d'être maladroit, mais chaque passe, chaque étirement, chaque course, exigeaient de lui un sursaut d'activité qui pouvaient être préjudiciables à sa santé et à son équilibre nerveux. 

Makhlouf Bokobza démontrait d'autres travers. Ses origines djerbiennes lui procuraient le gout aristocratique des honneurs et de la reconnaissance. Il ne se "mélangeait" pas, et même au cours d'un match, il attendait d'être servi sur un plateau, de faire le moins d'efforts possibles pour participer à cette entreprise louable qu'un club comme le sien pouvait proposer.

Serge Amar était un animateur, un auguste, un amuseur. Il fallait à Armand Khalifa beaucoup de poigne pour qu'il ne déstabilise pas toute l'équipe par des pitreries de collégien.

Cette armée de séniors était des plus hétéroclites, mais avait de bons résultats.

Etait-ce la participation divine, la sainte providence ou la bénédiction du Rabbin Azzan mais ils étaient premiers de leur poule, et leur flamberge de couleur flottait sur le mât posé à l'entrée du stade, avec fierté.

Le rabbin Azzan n'était pas non plus des plus représentatifs de la charge sacerdotale, et il n'était pas rare, entre deux circoncisions ou mariages, qu'il vint échanger quelques balles au son d'une antienne toute talmudique, pour donner de l'entrain à ce conglomérat de croyants et d'incroyants, de fidèles ou d'agnostiques.

Il avait une barbe courte et portait des chaussures de toile, bien pratiques pour ses initiatives sportives et anachroniques, bien peu en accord avec la rigueur de son office.

De sa chemise pendaient souvent les fils de ses Tsitsit[1]. Il devenait rapidement tout rouge, et la conjonction de ces images, sublimées par une transpiration excessive, donnaient à ce sage en écriture des allures fort peu orthodoxes.

Mais le Rabbin Azzan n'en avait cure. "Je n'ai pas fait vœu de mortification" disait-il en regardant le regard parfois interloqué de ses collègues footballeurs.

Monsieur Max sentit ses jambes flageoler et s'assit un instant.

-         Alors, que voulez vous cher Jacob?

 

 



[1] Franges placées, aux quatre coins du châle de prières.

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